M est un Pied-noir. Il revient à Alger, sa ville de naissance, 50 ans après l'avoir quittée. Rachid, un ami de rencontre, l'a invité à dîner...
Le taxi dépose M dans une rue de Diar el Mançoul. Les jeunes qui traînent dans les rues semblent soutenir plus que les murs, les barres d’immeubles tout entières. Ils le dévisagent : un fou ? Pire, un touriste ! Plutôt un martien, perdu dans ses planètes intérieures… Le voyant hésiter, ils approchent, survêt pur China, frisettes gominées échafaudées en œuvre d’art, avec déo odorant. Pas une seule fille. M se renseigne… Gentiment, ils le conduisent.Photos d'Alger par Yves Jalabert
– Bienvenue… Regarde, c’est là : les fenêtres où il y a des grilles...
Mais toutes ont des barreaux et des grilles. C’est là.
Salut Rachid ! Labès ?… Les présentations : sa femme Selma, longs cheveux bruns
relevés, petites lunettes sérieuses, sourire clair dans les yeux verts. Bienvenue, vous êtes ici chez vous … Des cris d’enfant se précipitent dans le couloir. Bisous et questions… Explications difficiles de ce qu’est un Pied-noir. Selma a cette belle image : un des nombreux grands-pères du pays. M ajoute un peu trop vite qu’il n’y avait pas eu que de braves pépés. Rachid dit l’importance de la famille. Saluts enjoués de deux adolescents, sortis de leur travail scolaire le portable à la main, pouce en position texto. Les cadeaux de France rapportés par M, des bêtises, ils pensent qu'il doit être un gentil grand-père.
Trois canapés tendus d’un tissage berbère à motifs rouge et pompons noirs, quelques poufs autour de la table aux placages andalous. M repère vite la bouteille de Selecto, l’éternelle limonade d’ici, la gazouz Boualem préférée de tous, qui contient autant de bulles que de sentiment national algérien. Évocation de l'ancien quartier de M, celui du Hamma, tout près de l’usine centenaire. Grands yeux ébahis sur ces temps révolus… Cacahuètes ! Ambiance pétillante.
M invite Rachid et sa famille en France. Il insiste. Bêtement… Ça a agacé Rachid !...
– Et le visa, tu me le donnes ? Ou alors tu veux que je me noie comme un harraga ?
Rachid rigole. Il présente à M ses chardonnerets. Il raconte la passion de tout le monde ici pour le beau passereau. Sa voix magnifique… Que les Algériens, cet oiseau, ils l'adorent parce qu'il est exactement comme eux : il chante, mais il est souvent en cage !...
Le couscous de Selma, coumoun et légumes, collier de mouton, piment discret, affection, ressemble comme deux gouttes de marga à celui de la mère de M. Il le dit. M avait oublié la vraie saveur des courgettes, celles qui ont vu un vrai soleil, leur goût complexe et exquis. Le vin vient de Médéa, comme lui : voyage de noces de ses parents, là où M avait été conçu. Bouquets de soleil qui coulent sur la langue. Intimidé, M explique que son retour est maternel. Il questionne sur le pays.
Pour ne pas les gêner, M tait combien ce repas est émouvant, un sommet de sa vie. Dans ses yeux, le trouble doit se lire, puisque M voit l’émotion dans les leurs. Voilà sa famille. Un peu solennellement, M finit par exprimer que l’Histoire a été dure, très dure, pour tous les Algériens… mais que ce soir elle sait être douce. Rachid résume :
Pour ne pas les gêner, M tait combien ce repas est émouvant, un sommet de sa vie. Dans ses yeux, le trouble doit se lire, puisque M voit l’émotion dans les leurs. Voilà sa famille. Un peu solennellement, M finit par exprimer que l’Histoire a été dure, très dure, pour tous les Algériens… mais que ce soir elle sait être douce. Rachid résume :
– Dommage, pour avoir le bon goût de l’oursin, on doit mordre dedans !
Prétextant l’heure du thé, curieux, des voisins se présentent, apportant sourires de miel et gâteaux sucrés. Tout le monde se serre sur les canapés. Il y a de la place ! Ici, il en faut pour caser la famille, les amis, les connaissances tout autour de la table.
Prétextant l’heure du thé, curieux, des voisins se présentent, apportant sourires de miel et gâteaux sucrés. Tout le monde se serre sur les canapés. Il y a de la place ! Ici, il en faut pour caser la famille, les amis, les connaissances tout autour de la table.
Parfums de menthe et de fleur d’oranger. Bienvenues… Mademoiselle l’Algérie s’invite. Ça tchatche Politique et Histoire :
– Ah les Algérois… cette ville est peuplée de cigales… qui collent pas avec le libéralisme qui envahit le monde… Les fourmis, elles, partent en France, au Canada, ailleurs… Beaucoup de braves, les meilleurs, ont été chassés par la guerre civile… Oui, il y a des Chinois partout, la truelle à la main… Il paraît qu’ils sont tous glabres ces Chinois… Pas de risque comme ça de barbus supplémentaires !…
Rires…. Encore un verre de thé… Alger cosmopolite… Les langues qui se mêlent… Mange encore des zalabias !… Le vrai pays coincé entre les deux fronts… Mal survivre entre une libération passée et un salut incertain… Réduit à chercher un avenir par delà les mers… Les visas… M dit ce qu'il pense des Français : trop fermés.
Selma en souriant proteste : M, tu exagères un peu… Elle met Hugo et Jaurès sur la table, entre un makroud et un autre verre de thé… Et Montesquieu et Voltaire, Proudhon…
Elle n'évoque pas Camus… Bien sûr.
Selma embrasse la benjamine, l’envoie fissa au lit, sans son mobile, l’heure tardive ! Gros bisous… Adieu amical des voisins… Puis le bâillement du travail tôt demain… Vœux de courage au pays, enfin sorti de la guerre civile… Inch’Allah peut-être un jour venu à bout des maffieux…
Rachid propose une petite balade nocturne.
Au pied de l’immeuble éteint, encore quelques ados d’où s’échappent des fumées interdites.
Lampadaires hors d’état, la nuit est presque noire, seulement éclairée par la lueur de l’agglomération. Détendus par l’air doux, le halo les attire. Ils ne parlent presque plus, de gentilles fariboles. Soudain, au brusque détour de la rue, brille Alger tout entière. Immense pluie d’étoiles, en bas, en haut, d’un bout à l’autre, tout autour du golfe, dans la voûte détrempée. Avec l’eau miroir au centre qui réfléchit tout. Comme si le bijou débordait son écrin. La ville dort. Privée de son soleil, elle pointe cette infinité d’astres infimes. La mer noire comme un autre ciel. La mer parsemée des feux scintillants, mêlant les cargos minuscules et les reflets d’étoiles. Dans son sommeil Alger enlace la baie féerique. Pour mieux attendre le matin, Alger se débrouille comme elle peut !
Devant ces merveilles, il n’y a de place que pour le silence des soupirs.
Combien à chaque bout de M la vie en France lui semble maintenant une parenthèse. Comme la joie l’envahit lorsqu'il sent renaître sa ville, le pays, ses gens, ses amis, ses frères. M était orphelin. L’Algérie est sa Nation !
Au revoir, Selma… Bonne nuit Rachid… Quelle chance d'être nés ici, malgré tous les anciens supplices. À entendre M dire chance, le regard de Rachid s’est un peu assombri.
– Ah les Algérois… cette ville est peuplée de cigales… qui collent pas avec le libéralisme qui envahit le monde… Les fourmis, elles, partent en France, au Canada, ailleurs… Beaucoup de braves, les meilleurs, ont été chassés par la guerre civile… Oui, il y a des Chinois partout, la truelle à la main… Il paraît qu’ils sont tous glabres ces Chinois… Pas de risque comme ça de barbus supplémentaires !…
Rires…. Encore un verre de thé… Alger cosmopolite… Les langues qui se mêlent… Mange encore des zalabias !… Le vrai pays coincé entre les deux fronts… Mal survivre entre une libération passée et un salut incertain… Réduit à chercher un avenir par delà les mers… Les visas… M dit ce qu'il pense des Français : trop fermés.
Selma en souriant proteste : M, tu exagères un peu… Elle met Hugo et Jaurès sur la table, entre un makroud et un autre verre de thé… Et Montesquieu et Voltaire, Proudhon…
Elle n'évoque pas Camus… Bien sûr.
Selma embrasse la benjamine, l’envoie fissa au lit, sans son mobile, l’heure tardive ! Gros bisous… Adieu amical des voisins… Puis le bâillement du travail tôt demain… Vœux de courage au pays, enfin sorti de la guerre civile… Inch’Allah peut-être un jour venu à bout des maffieux…
Rachid propose une petite balade nocturne.
Au pied de l’immeuble éteint, encore quelques ados d’où s’échappent des fumées interdites.
Lampadaires hors d’état, la nuit est presque noire, seulement éclairée par la lueur de l’agglomération. Détendus par l’air doux, le halo les attire. Ils ne parlent presque plus, de gentilles fariboles. Soudain, au brusque détour de la rue, brille Alger tout entière. Immense pluie d’étoiles, en bas, en haut, d’un bout à l’autre, tout autour du golfe, dans la voûte détrempée. Avec l’eau miroir au centre qui réfléchit tout. Comme si le bijou débordait son écrin. La ville dort. Privée de son soleil, elle pointe cette infinité d’astres infimes. La mer noire comme un autre ciel. La mer parsemée des feux scintillants, mêlant les cargos minuscules et les reflets d’étoiles. Dans son sommeil Alger enlace la baie féerique. Pour mieux attendre le matin, Alger se débrouille comme elle peut !
Devant ces merveilles, il n’y a de place que pour le silence des soupirs.
Combien à chaque bout de M la vie en France lui semble maintenant une parenthèse. Comme la joie l’envahit lorsqu'il sent renaître sa ville, le pays, ses gens, ses amis, ses frères. M était orphelin. L’Algérie est sa Nation !
Au revoir, Selma… Bonne nuit Rachid… Quelle chance d'être nés ici, malgré tous les anciens supplices. À entendre M dire chance, le regard de Rachid s’est un peu assombri.