Onglets

dimanche 13 mai 2018

Le retour à Alger

Aujourd'hui, après plus de cinquante années passées en France, M revient dans sa ville, Alger.




Tu y es. 

Te voilà dans ta ville. 
Tu sens ce soleil sur ton visage ? C'est le tien. 
Il y a ce quelque chose de spécial dans l'air. Quelque chose qui est sans cesse resté présent loin à l'intérieur de toi, jamais effacé par les grisailles du temps. Est-ce une atmosphère un peu plus sèche ? Un ciel bleu un peu plus blanc ? D'infimes particules de sable en suspension ? Un peu du sel de la mer ? Une manière qu'a la chaleur du matin de vite s'installer ? 
Tu ne sais pas, mais tu le reconnais ce quelque chose. Tu le retrouves. 
Tu te retrouves. 
Tu reviens, et c'est comme si tu n'étais pas parti. 
Il faut passer la police. Dans la file d’attente énervée, tu fermes les yeux. Tu te laisses imprégner des interjections, des agitations, des frôlements, des parfums secs, de tous les brouhahas irrécusables. Si familiers. Enfouis, loin en toi. Si vite ranimés !

La poussière de l'air n'a pas changé, c’est celle que tu as dans le sang. 

Le taxi t'emmène, pressé. Vous restez silencieux. C’est la route moutonnière… Peut-être parce qu’elle longe la mer, son troupeau de petites vagues. Les vitres de la voiture sont grandes ouvertes. Sur le tableau de bord bien ciré, un tapis vert et rouge bat aux rythmes de l’air. À peine levée, la brise du matin est tiède. Elle dissipe cette poudre blanche qui plombe un peu le ciel. Le même ciel. Il va faire chaud. 
« Il va faire chaud », tu entends le chauffeur te le dire. Il a perçu les mêmes signes que toi, dans l'air, dans l'aridité du bleu, on ne sait où… Il va faire très chaud. Découragé, il allume le poste. La musique emplit la voiture. Violons et derboukas, voix suave. Le rythme se prête à la lumière, à la mer d'azur qui suit, au vent doux qui caresse ton bras. 
Alors tu veux montrer au chauffeur que tu n'es pas n'importe quel visiteur : pas homme d'affaires en expédition, ni improbable touriste… Alors tu parles. De rien. Du temps. De la
circulation. Tu parles comme tu parlais, ton accent déjà remonte… Le chauffeur a compris. « Vous, tout de suite j'ai vu que vous êtes d'ici »… Il te souhaite la bienvenue, il te clame que tu es ici chez toi. 
Tu sais bien que tu n'es pas chez toi. Mais pour quelques jours, tu vas faire comme si… Comme si la vie était idéale. 
La voiture passe le pont de l’oued Harrach, là où ça empestait si fort avant. Tu humes avec précaution. Rien ! Zbouba ! Finies les puanteurs d'antan, tu n’as plus besoin de boucher tes narines, comme enfant avec tes cousins vous les tordiez, hilares. L’Algérie a assaini, tu en es ravi, fier. 
Tout de suite en débarquant, tu as vu qu'un pays est né. Ça t'a sauté aux yeux. Les policiers en uniforme algérien, le drapeau vert, les inscriptions en arabe, une certaine aisance des gens qui rasaient les murs, avant… 

Sur le bord de la route, il y a des silhouettes, nombreuses. Des hommes qui font des signes, quelques femmes empaquetées de blanc, des enfants trépidants. Des gens qui marchent, qui attendent, qui regardent les voitures passer. Des vendeurs de pastèques, de lunettes, de cigarettes, de tout, principalement de rien. La mer tout près qui suit, bleue à rêver. Et des roseaux qui défilent encore. Au bord des routes de ton pays, il y a toujours des roseaux, de la poussière, des éclats bleus, des cris, des regards irrésolus. 
Loin devant, la lumière clignote : une auréole oblongue, un scintillement vif, clair, qui trépide et s’escamote entre les voitures, puis resplendit quelques secondes entre deux coups de volant. C’est Alger qui s’avance. Ta ville couchée face au soleil mat, enroulée contre la mer, détrempée de ciel et d'eau. 
Tu bafouilles ton émotion au chauffeur. Il va prendre par Birmandreis, te montrer le panorama depuis Maqam ach-Chahid, l’imposant monument construit à la gloire du nouveau pays. La voiture se détourne de la mer, grimpe, escalade les faubourgs aux fumets de merguez. Les hauts parleurs d'un minaret appellent, couverts par les cris des petits marchands de gazouz, par les klaxons légers, pacifiques. Des litanies sans cesse mêlées aux décibels raï des vendeurs de CD. Le parfum de piment grillé partout.


 
Quelques virages serrés au-dessus de la mer, soudain trois immenses doigts de béton, trois palmes plantées au ciel : c’est la stèle aux martyrs. Des forceps gigantesques pour célébrer la naissance de la Nation. Du ciment trop canadien, trop froid, mais d'une dureté qui pointe le si rude accouchement.
Monument fier comme le pays qui va. « Une banane pelée, dit le chauffeur ! » 
Il s'est garé sur le promontoire. 
Avant même de la voir, tu sens que la ville est cachée là, étendue juste au-dessous.

Tu entends sa rumeur. Son éclatant désordre. Alors, à pas chancelants, tu t’approches de l’avancée qui domine la baie. La voici la ville !… Les yeux et le cœur écarquillés, tu plonges dans la réminiscence. Ta ville chérie est bien là, à tes pieds. Cinquante années de privation de couleurs ! 
Alger. Alger dans les vapeurs de la baie, couchée dans un léger voile. Alger bleue, blanche, laborieuse, vibrante, étale, grimpante, déchaînée, distendue, fatale, hybride… Dans tes sanglots, tu cherches à tout identifier, chaque boulevard, les places, une mosquée, les squares…. Ton Alger… Dévoilée, offerte. Et tu exultes de la permanence. 
Si tu relativisais un peu les choses ?... Non, pas maintenant ! 
Pourquoi es-tu si seul à admirer ainsi le paysage ?   La troisième plus grande baie du monde ! 
Dans le creux, juste en bas, si tes souvenirs sont bons, devrait se cacher l’ancien quartier, le Hamma, celui de tes parents chéris, de ton oncle musculaire, de tes cousines dorées, de tes dimanches, de toi. Tu t’inclines au-dessus du ravin. S’étalent des constructions modernes, des grues, d’immenses travaux inexorables, l'avancée des temps nouveaux. Tu redoutes que ta mémoire soit engloutie par un terrain vague… Tes yeux débrouillent le détail des rues, des usines, des chantiers, des excavations. Mais là, ta rue est là ! C’est bien elle ! La voici qui survit… Quelle baraka ! Tout contre les parcelles éventrées, la rue Caussemille est intacte : la même… Pétrifiée. Avec l’école blanche que tu fréquentais, la fabrique d’allumettes où ta mère adolescente travaillait déjà à la chaîne … Et même ta pauvre vieille maison est debout. Ton passé est là, étendu à tes pieds. Sous tes yeux brûlants, il surgit...



Vas-y, plonge ! 

Oui, tu es une hirondelle revenue. 
Tu piques dans la ville par le ravin blond de mimosas. Tu glisses sur le ciel, de quartier en quartier, ivre de cette coquille géante qui trempe dans la mer. Si blanche. Violette à force d'être blanche. 
Alger mon amour.