Alger, square Laferrière
M s’assoit à l’ombre d’un mûrier. Sur les bancs de pierre blanchie, les fiancés officiels se tiennent du regard, en pleine lumière. Au détour d’une allée, ou derrière un agave, d’autres se font plus discrets, risquent parfois un geste étourdi. Tous attendent depuis longtemps un lieu pour de libres échanges.
Tourne la grande horloge florale. Cinquante ans à tourner depuis l’indépendance.
Zbouba
Juste devant M, la mer est si bleue maintenant. Et le port si proche que les
vaisseaux semblent posés en ville. Leurs gaillards d’avant comme amarrés à la Grande Poste, leurs vapeurs fondues aux fumées urbaines, leurs mats dressés tels des réverbères, leurs cheminées plantées sur le boulevard comme des immeubles noirs. Vvvvv… Embarquement immédiat… La ville semble en partance : une envie de prendre le large en douce ! Une harraga générale !
Les immeubles, eux, les vrais, paraissent des navires. De gros bateaux arrimés dès les premières hauteurs, proue au vent, radars paraboliques, grues d’antennes, toujours droits, fendant l’immense vague de la colline urbaine qui les garde à flot.
Un pas… Il suffirait d’un pas pour être à bord d’un paquebot en partance. S’accouder au bastingage. Zbouba.
C'était le Pavois
Soudain, au-dessus de lui, déployant une ombre noire, M avise un immense bloc de béton, un bunker. Vu l’endroit, il ne met pas longtemps à identifier l’objet, ou plutôt son spectre. Celui de l'ancien monument aux morts français ! Séquestré dans un sarcophage ! Une mince chape de ciment qui permet de deviner la forme originale. Pour seul décor, à l'avant du gros cube gris, un maladroit bas-relief de deux poings fermés brisant leurs chaînes.
Les six bras levés portent en triomphe un grand gisant mort au combat. Plus bas, les noms des centaines de victimes, mortes pour la France. Pauvres jeunes gens indigènes ou non… Ils ont combattu à Verdun, ils ont libéré du nazisme. Quel sens a leur sacrifice ? Maintenant englouti.
Pourquoi ne pas avoir déménagé le monument à l’indépendance ? Comme tant d’autres embarqués pour la France. Pourquoi l’Algérie ne l’a-t-elle pas fissa démoli ? Ici, en plein cœur d’Alger, exposé à toute la baie, posé en haut d’une majestueuse volée d’escaliers, visible de tous côtés, depuis le large de la mer jusqu’aux hauteurs résidentielles, c’est comme une part de France qui singulièrement demeure. Maladroitement masquée par le béton et la volonté algérienne. Rien n’est pourtant plus visible, jusqu’à l’obscène, que ce fagotage de l’ancienne présence française. Est-ce l’aveu balourd d’un indicible refoulement ? Une facétie funèbre ? Comment une Nation naissante peut-elle conserver en son sein un tel emblème, d’autant plus éloquent qu’il est bâillonné ? Un coup de pioche bien placé dans le ciment, et le voile tomberait en miettes, le déni éventé, le Pavois au vent, ramenant le pays cinquante-cinq ans en arrière, sous domination.
Les absurdités de l’Histoire
L’armure cimentée a une épaisseur si fine que sur un côté, existe un orifice dans le voile, gros comme le poing. C’est une blessure probablement volontaire, une première attaque d’une pioche schizophrène. M s’approche de la trouée. Sa vue s’accommode à l’obscurité. Des noms doucement apparaissent : Abraham B…, Ahmed B, Pierre B, Simon B, Youssef B… Pauvres appelés ! Tout un passé obscur enseveli sous le mortier et l’oubli. En tendant son oreille, provenant du noir frisquet de ces vieux carnages, les Ahmed, Pierre et Simon, M les entend se plaindre. Que disent-ils ?... Sûr qu’ils doivent amèrement se gloser des absurdités historiques.
Vérifiant que personne ne l'observe, M approche sa bouche du trou et il interpelle. Sa voix résonne sous la carapace, elle a des échos d’outre-tombe : « Eh la France !... Eh… ils t'ont mise en bière ; tu n'as pas froid dans l'ombre du tombeau ? Allez, purge ta peine ! Courage ! Ici, qu’avais-tu à faire ? »
Le Pavois : à la veille de l’organisation des jeux Africains de 1978, l'édifice est enfermé dans un sarcophage fait de film polyane, structure en bois et ciment.