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dimanche 25 septembre 2016

Souvenirs d’un exode

Printemps 62, il nous faut plier bagages, fissa

Hier lundi 4 mars, Papa et Maman ne sont pas allés au travail, et ils m’ont laissé dormir jusqu’à 10 heures. Parce que 120 bombes qui explosent dans la ville pendant la nuit, ça favorise pas un bon sommeil. Cent vingt stroungas, comme on disait alors pour rigoler un peu et désamorcer la charge émotive.

Hier, on est tous restés barricadés à la maison et Papa en a profité pour me parler, pour me dire leur décision, que nous devons quitter l’Algérie. Parce qu’il n’y a plus d’espoir. Parce que l’avenir est ailleurs. Parce qu'on est roulés par une vague de l'Histoire. Parce que maintenant ils ont peur pour moi quand je vais à l’école. Alors je leur demande s’ils ont peur pour eux aussi, si c’est dangereux de prendre leur tram, ils détournent la tête. Pareil quand je leur demande si on reviendra à Alger. J’aurais pas dû poser cette question parce que maintenant Maman, la tête toute
retournée, elle pleure encore plus fort. Fuir parce qu’ils n’en peuvent plus d’enjamber les cadavres. De ne plus dormir. Déguerpir.

Où ?... Où partir ?

Précisément dans le foyer qui s’est joué de nous ! Vite trier les vases, mes jeux, les casseroles. Donner le buffet, ma collection de timbres, les santons de la crèche, même la mandoline de l'arrière-grand-père. Jeter les broderies piquetées de moisissures jaunes du siècle passé ici. Laisser aux nouveaux Algériens les objets en haut des placards. On voudrait tout emporter, comme si on pouvait ne rien perdre de toute une existence.

Neuf mètres cubes

Mais le cadre d’acier du déménagement c’est très cher : il va mesurer neuf mètres cubes, rien de plus. Pas de quoi embarquer sa vie. Ni les murs. Que vont-ils devenir ? Ce sont pourtant ces murs-là qui ont entendu vibrer la mandoline de Pépé Razelli, sa voix entonner la Tosca. On doit même abandonner sa tombe au cimetière de Saint-Eugène, au pied de Notre-Dame d’Afrique, mais au moins comme ça Pépé restera dans le parfum des absinthes, face au bleu de la mer. Neuf mètres cubes. Que faire de la table en vrai acajou de Maman, même s’il est faux, même toute criblée du verre soufflé par les stroungas ? Elle y tient tant, mais tant pis... Surtout bien emballer les fameuses assiettes, les cinq assiettes qui subsistent du service de Mémé, le seul bien que ses aïeux fuyant la famine avaient rapporté de Majorque.

La chance de Pépé

Quant au baquet en zinc du bain hebdomadaire, il est trop gros, y compris bourré de linge. On en rachètera un là-bas, il faudra bien se laver ! Un plus large, parce que j’ai encore grandi. Et l’écuelle en fer blanc ? Celle des flambées d’alcool qui dans l’hiver d’Alger me réchauffent le corps au sortir de l’eau. L’écuelle cabossée et jaunie par le feu, on la laisse parce que là-bas il paraît qu’on aura du chauffage, du vrai,  sur la tête de ma mère !...  C’est quoi le vrai chauffage ? On aura même l'eau chaude. Plus chaude que la mer, dé ! Et la mer, comment on l'emporte ? La chance de Pépé !...


Les coups du feu

Quelques mois plus tard, dans l’appartement parisien de la porte de Vanves, un peu après dîner, avant l'impensable luxe de la douche, ta ta ta ta… la famille sursaute. Des rafales de mitraillette, des grenades, nombreuses. Les tirs sont nourris. Le cœur tape dans nos poitrines brusquement enflées de peur et d’attente. Un coup d’état ? On se précipite vers le poste, comme toujours. Peut-être la Maison de la Radio est-elle déjà prise ? On va surveiller par la fenêtre, ici pas de balcon. Une gerbe bleue monte dans le ciel noir, suivie d’une rouge, d’une autre qui crépite. Le bouquet retombe en pleurant comme nos crétines espérances. Nous sommes le 14 juillet 1962. Le feu n’était qu’un artifice. Nous ne repartirons jamais en Algérie. Ce ne sera pas la terre de partage qu’on aurait pu rêver. Ada macane... Nous retournons à des pensées raisonnables, au silence pacifié, et le ciel de la porte de Vanves rentre à jamais dans sa noire coquille de neuf mètres cubes.