Onglets

samedi 3 septembre 2016

Albert Camus, l’absurde hasard qui s’est joué de lui, en janvier 1960, près de Sens…

Il était une fois une tortue volante répondant au nom de Matamata. Un homme peut facilement tenir sur sa carapace, voguer dans les airs avec elle pour monture. D’autant que Mata adore voyager, aussi bien sur notre Terre que dans les temps passés.

Là, elle plane vers le sud, au début des années 60. Elle aimerait rencontrer Albert Camus avant qu’il n’ait son terrible accident.



Matamata a franchi quelques automnes à rebours. 

Les champs d'oliviers, les falaises calcaires, les maisons de stuc roux, c’est déjà la Provence. Pour faciliter sa navigation, elle suit les routes. Nationales ou pas, les routes sont bombées, bordées de platanes, partagées en deux par des pointillés jaunes. Chaque
rive est marquée de loin en loin de bornes rouges et blanches. 

Matamata survole un passage à niveau. Une sonnette retentit et la barrière se ferme. Y passe un train vert à vapeurs cotonneuses. 

Matamata vole trop vite... Elle devrait prendre garde, elle effleure la garrigue... Il s'y cache de mortels chardons et des rochers violents. Elle manque de prudence, pensant être la maîtresse du temps qui passe. Elle vole, traverse les contrées et franchit les années, se moque du lièvre et d'Achille... 
Ce paysage magnifique du Lubéron, ruisselant de miel. Terrasses fertiles, aubergines rouges et citrons bien mûrs,... Matamata ralentit au-dessus de Lourmarin. Grand'rue de L'Église s’étire la maison d'Albert, une ancienne magnanerie achetée avec la dotation du Nobel. Mata tourne autour de la grosse et belle bâtisse. La courette et les rosiers semblent grimper vers elle. La chatte Lolita se chauffe au soleil, et l'ânesse Pamina braie bruyamment pour saluer la tortue volante. 
Mais déjà la Facel-Vega des Gallimard n’est plus garée dans la rue. Ils sont partis. Albert s'est laissé convaincre de ne pas rentrer en train. Matamata se lance à leur poursuite, suivant plein nord la Nationale 7. Ils ont de l'avance. Tous les cinq roulent direction Paris : Anne, Michel, Janine, Albert, Floc le chien. 
L'air siffle, Matamata se presse. Lorsqu’elle parvient à l'auberge le Chapon fin, ils sont déjà plus loin. Ils roulent très vite. La voiture est puissante. Ces hommes… qui courent après le temps, comme s’ils voulaient le ridiculiser, être les plus forts. Il fallait des jours pour traverser à cheval une région. Il faudra à peine quelques heures pour que leur voiture traverse le pays. Si tout va bien. Réduire l’espace toujours. Bientôt l’homme tiendra le globe dans sa main. 
Alors Michel Gallimard accélère encore. Vitesse, vitesse. Les arbres défilent, irréels. 
Albert ne devrait rien risquer. Son premier homme est si jeune, un manuscrit à peine formé, un nouveau-né dormant au fond du cartable, bercé par les cahots et le roulis des virages. Janine propose à Albert sa place à l’avant, à côté de Michel qui tue le temps. Albert accepte.
Matamata fonce maintenant Nationale 5, nord-ouest. Les platanes défilent au-dessous et la vitesse allonge leur forme sur le sol. Matamata a un peu la nausée. Un panneau indique Sens à 25 kilomètres. Matamata les aperçoit, un point gris entre les arbres, au bout de la route :
– Les voici ... ce sont eux ... 
La grand-route est rectiligne. Le pompiste d'une station-service fait à Matamata un furtif signe amical. 
À part ces quatre roues qui tournent, rien ne trahit encore le hasard qui s'amuse. Des sourires fusent de la discussion dans l’habitacle : Albert et ses amours. Floc dort. Le moteur puissant vrombit, régulier.
Mais un hérisson aléatoire traverse-t-il la route ? Trois petits graviers crissent-ils sous une des roues, trois petits grains du sable de la terre, trois poussières décisives ? La voiture valse. À 145 km/h. Pendant un court instant, le cœur d'Albert bat fort, la dernière fois. Car un platane naïf a poussé juste là. Pas un mètre plus loin : là. Autour de lui, la voiture s'enroule et explose. La vie d'Albert se brise contre la vitre. L'absurde triomphe. Sa révolte, privée de sang, s’apaise, rend l’âme. 
Au fond du cartable, le manuscrit orphelin pleure. Albert ne nous dira plus rien. Il dort, une longue plaie sur son visage comme une ligne barrant une page blanche. C'est la clôture des possibles. 
Le chien disparaît dans la nature. Il reste à Michel quelques jours rouge noir. Anne et Janine devront guetter une nouvelle partie du hasard qui sait attendre. 
L'horloge du tableau de bord et le cœur d'Albert arrêtés à 13h55. Les pointillés jaunes des hommes poursuivent leur course vers l'horizon sur le ruban infernal. Matamata les suit en planant d'une allure de vent, silencieuse et amère.
Un train rapide parallèle la double. Peut-être celui qu'aurait pris Albert : il faudrait lire le ticket inutile resté au fond de sa poche. Le train hurle des fumées noires. Le wagon de queue, postal et aveugle, vert comme la colline, suit à tombeau ouvert les rails obligatoires. Dans le wagon, dans un sac de jute parmi d'autres, des lettres foncent vers le futur et Paris, emmenant les mots d’Albert Camus.

La lettre à Maria : 
Dernière lettre. Juste pour te dire que j'arrive Mardi par la route ... que la vie rejaillisse en toi, te donnant le cher visage que j'aime ... je te serre contre moi jusqu'à Mardi et je recommencerai ...

Les lettres à Catherine :

Il fait beau, le vent souffle et j'espère qu'il soufflera aussi sur mon rhume ... 

Voici ma dernière lettre, ma tendre. Ce sera pour te souhaiter l'année du cœur plus une couronne de tendresse et de gloire ...

La lettre à Mi :

Cette affreuse séparation ... le besoin incessant que nous avons l'un de l'autre ... quand tu liras cette lettre, deux ou trois jours nous sépareront encore ... 

La lettre à Catherine Hélène :

Chère Maman, je souhaite que tu sois toujours aussi jeune et aussi belle ...


Près de Sens, le temps et le hasard se sont amusés sans honte le long d'une route de la terre, au soleil. 

Albert, qu'avais-tu encore à nous dire ?

Toutes ces étoiles mortes dont nous percevons encore la lumière.