Lors d’une réunion de l’excellent club-photo Révélateur (Boulogne-Billancourt), des photos portant sur le thème « Des chiffres et des lettres » furent exposées. Chacun avait eu tout loisir d’observer chaque cliché puisque le but de la réunion était de choisir nos images préférées. Parmi les photos, se trouvait celle-ci :
Ah ah ah… Ha ha ha…
Image paradoxale pour certains, sans étrangeté aucune pour la majorité des participants. En effet, après un rapide sondage, il s’est avéré que sur 15 personnes interrogées, 11 n’avaient absolument rien remarqué de la supercherie des ombres inversées !
Même s’il est vrai que notre lecture est globale et ne s’éternise pas, même si le monde d’aujourd’hui nous presse et ne laisse guère le loisir de lambiner sur les détails, le phénomène de cette absence générale de perception d’une partie très apparente de l’image, qui plus est pour un public averti, m’a beaucoup intrigué.
Ainsi, notre cerveau perçoit ce à quoi il s’attend.
Pourquoi attarderions-nous le regard sur une ombre ? Les psys appellent « habituation » cette baisse progressive de l'intensité d'une réaction à mesure que se répète une stimulation : pourquoi lirait-on l’ombre puisqu’elle est depuis toujours réputée refléter la stricte réalité ? Notre cerveau va puiser ses réactions dans un répertoire de templates (modèles), parmi lesquels figure celui de l’ombre qui s’en tient à sa vocation d’absolue fidélité… Grâce à quoi Magellan avait cessé de croire en l’Église quand, lors d’une éclipse, il avait vu se former sur la lune l’ombre ronde de la terre. Les chiens ne font pas des ombres de chats, ni les AH des HA…
Où irions-nous si les ombres espiègles prenaient ainsi la liberté de choisir leur vie ? Certes, nous pourrions pour une fois sauter par-dessus notre ombre. Et notre ombre, elle, renoncerait à son agaçante obsession d’avancer avec nous, de nous suivre en tout lieu.
Doit-on toujours croire les ombres ?
Si elles sont chinoises, il ne faut surtout pas s’y fier : est-ce un canard projeté ainsi sur le mur ? Un âne ?
Pire défiance encore si Photoshop les a maltraitées
Et Platon dans sa caverne
Platon recourt à cette célèbre allégorie des ombres pour nous montrer l’illusion de nos perceptions, la dualité des choses : « D'eux-mêmes, les hommes ne connaissent que les ombres projetées sur les murs de leur caverne par un feu allumé derrière eux. Les hommes vivent et pensent ainsi accéder à la vérité par leurs sens. »
Ah ha ha !
Puissance de la photo, capable de manipuler les hommes et les ombres. À regarder ce cliché-ci de Vivian Maier, je me demande si son ombre ne nous en dit pas autant sur sa solitude qu’un portrait véritable.