Il était une fois une tortue volante répondant au nom de Matamata.
Un homme peut facilement tenir sur sa carapace, voguer dans les airs avec elle pour monture. D’autant que Mata adore voyager, aussi bien sur notre Terre que dans les temps passés.
C’est Matamata qui a insisté pour que je l’accompagne à de telles altitudes, et je perçois maintenant ses raisons.
Un bonhomme de brouillard
Posé sur l'horizon, un soleil géant se lève et nous escorte, nous baigne de sa lumière orangée. Au-dessous, le paysage se transforme, se capitonne d'épais nuages moelleux. Insensiblement, les meringues argentées se déforment, fluctuent, moutonnent. Un gros
cumulus pommelé déroule des bosses et des ventres. Ses bords sans cesse changent et se dissipent, mais étrangement le gros corps reste intègre, identifiable. Un contour ? ... non, pas de contour net, seulement une vapeur fractale, une frange fluctuante, un pyjama de lumière qui bouge et s'effiloche sous le vent. Et pourtant le bonhomme de brouillard reste un, stable, lui–même. Son gros œil gazeux cligne puis s'évapore, deux autres naissent; quatre lèvres ovoïdes esquissent un fuyant sourire. La lisière, bien que fluide et ondoyante, débraillée, reste une frontière, fermée : dedans, son nuage ; dehors, le reste du monde. Drapé de ses imprévisibles bornes, chaque nuage est un être changeant comme nous le sommes.
Nous restons presque entiers dans notre impermanence.
Les vibrations de la mémoire
Quelle prétention nous avons, nous les humains, à vouloir tout enfermer dans des limites strictes, définies. Par exemple, le sens de chacun de nos mots est enfermé dans nos inflexibles dictionnaires. Alors qu'un mot est tel un nuage. Tout comme chaque idée, chaque connaissance. J'ouvre une page du dico au hasard et je prends le premier mot venu : "lilas : ... " Je ne lis pas la définition, je ferme les paupières. Alors un halo de sens multiples vient à moi : un arbre, un parfum, des couleurs, des printemps légers, mauves, un poème blanc, des petites feuilles vert tendre, une atmosphère enivrante de bonheur liliacé, une abeille qui bourdonne, une chanson, une porte de Paris, tout un bouquet de vibrations de ma mémoire, un nuage de significations entremêlées. Chaque concept est une fumée, aux rivages cotonneux, aux orées relatives. Tout sens est irradiant, dérivant, implicite, bruyant, clair-obscur. – Tortu, me souffle Matamata…
C’est vrai, les sciences ne savent décrire que des faits risiblement réduits. Descartes et Comte, prêtres de la raison pure et de la totale prévisibilité, n'ont pas pu voir ce ciel turbulent du haut d'un aéroplane ou d’une tortue volante. Ils ont pensé structure en négligeant les indécisions. Leur ambition de l'exacte connaissance avait délaissé les chaos et imbroglios du monde.
Le temps en rond et le temps en long
C'est pourtant la complexité des choses dans leur parure de brume, qui est l'avancée du temps. Ou plutôt, ce qui fait notre intime horloge, c'est la relation étroite entre, d'un côté les cycles prévisibles reproduisant le monde identique à lui–même, et de l'autre, les réalités composites toujours renouvelées. Le temps en rond et le temps en long. Sans la régularité de l'alternance des jours et des nuits, du passage des saisons, sans les horaires répétitifs, sans le quotidien du réveille-matin et des repas à prendre, le temps perdrait toute unité de sa mesure. Mais sans le tohu-bohu et le micmac des formes nouvelles, sans ces nuages toujours neufs, sans les mots qui glissent sans cesse, sans les choses imprévisibles ou accidentelles, sans les regards nouveaux des amis et des amours, le temps serait pur cycle, sans avancée ni devenir. Chaos et certitudes. Déterminisme et turbulences.
Matamata ne cesse de plonger, frisant les rondeurs humides, puis de remonter haut en spirale, souvent de voler au petit hasard de l’incertain paysage. Oui, elle semble le savoir : rien n'est tranché, tout est flou. Tout est signes. Tout est nuage.