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lundi 1 août 2016

La Casbah d’Alger… Que cache chaque cube blanc accroché à la colline ?

Pour M, c’est le troisième jour de son retour à Alger. Au petit matin, dès le réveil de la ville, il pénètre la Casbah. Ce cœur historique de la ville lui était interdit pendant la guerre, et son imagination d’enfant en avait fait le lieu de toutes les merveilles, de toutes les menaces, de tous les mystères… 
Que va-t-il découvrir aujourd’hui ?


Huit heures juste. C’est ce qu’indique le minaret de la mosquée Djamâ el Djadid.


M pousse les portes de la Casbah. De vieilles Bab qui n’existent plus : Bab Azzoun au sud, Bab Al-Jadid au sud-ouest, Bab Al-Bahr sur le front de mer, Bab Jazira à l’entrée du port, Bab el-Oued vers le nord. M dépasse les fortifications passées. Après l'avoir conquise, le génie militaire avait malmené la ville. La basse médina sabrée par l’ingénierie caporale pour y déployer ses troupes. Au cas où…

Rue Hadj Omar, rue de la Lyre. M se glisse au seuil de la Casbah. Rues ruisselantes des lavages municipaux. Soleil du matin, blanc, oblique.

Rue du Divan. Marché de la Lyre. Douces plaquemines, piments en feu, aubergines cirées, montagne d’oranges soleils.

Impasse des Acacias. Dans l’entrebâillement indiscret d’un portail, les étages d’un palais
magnifique, ses balustres ouvragés, ses mosaïques, les cris des jeux d’enfants, une senteur de cannelle, ou de benjoin peut-être.
Rue N’fissa. Cimetière des deux Princesses. Leurs caveaux enfouis par d’extrêmes islamistes. Noyés dans le béton de leur ineptie. N’fissa et Fatéma, les deux princesses mortes d’amour. La légende leur était intolérable !...
 

Impasse du Lézard, entre deux pavés disjoints, M se tord les pieds. Les tout petits cafés à cheval entre deux marches. Clac… Clac… On joue aux dés, aux dominos. Les verres de caoua aussi s’entrechoquent.
 

Rue des Druses, sur un encorbellement M se cogne le crâne. C’est que les étages en surplomb avancent les uns sur les autres, s’abritent têtes aux pieds, pieds au mur, verrouillés. Le royaume des secrets. Concurrence millénaire pour ne laisser passer qu’un filet de ciel trop bleu. Obscure ruelle sombre à gauche, galerie ombragée à droite, corridor dérobé en face.
 
Barberousse est là scrutant l’horizon barbaresque. Les moudjahidines fuient pour échapper aux descentes janissaires. Des fous de Dieu vont se fondre dans les vapeurs maritimes... La carte postale orientale est écrite de faux événements véritables, de terreurs sincères, de fantasmes indociles. Tout délire mythique est vrai. Et la marie-salope drague les souvenirs du port.
 

Rue de Thèbes, le bouoummm depuis longtemps résonne. L’Algérie française perd un peu plus encore l’avenir qu’elle n’avait pas. Sang séché sur les marches. Les appels à Allah, les cris des maures.
 

Rue Benacher. Rue des Abderrames. Chant des partisans, paroles de Germaine Tillion.
 

Rue Malaïka Benaïssa, ex Caton, n° 3, tic tac tic tac, passent en douce les Djamila poseuses de bombes. Les cris des morts innocents, les suppliques à Dieu. Quartier interdit. Épouvante. Torture. Bataille d’Alger.
 

Haut-parleurs rue des pyramides : hurlement nasillard des muezzins en carton.
Bas des murs : tags de talent, poubelles délaissées par la cavalerie des ânes éboueurs. Flagrantes immondices.

Rue des Druses. M grimpe des ruelles éphémères, dévale une rampe escarpée. Rue des Dattes. Les fontaines chantent, les escaliers font des gammes, les mosquées appellent, il est plus de midi maintenant. Deux chats bâtards fuient les toits brûlants.
 

Rue de la Girafe. Échappée sur le port. Coups du soleil. Les yeux entrouverts, M somnole sur une petite terrasse dominant d’anciens palais. Chuchotements, téléphone arabe, vibreur d’un smartphone, équations amoureuses, appels berbères, bourdon des paraboles. Senteurs savonneuses. Aveux entre les linges étendus. 

Fin de la sieste, les mosquées appellent à tue-tête. Parfums énervants du café torréfié sur le kanoun. Les hommes pieux juste sortis du lit courent se prosterner… La mosquée Djama’a Alyahoud est une ex-synagogue. À bien fouiller, y brûle la ménorah à sept branches. La mosquée Ketchaoua est une ex-cathédrale, une ex-ex-mosquée. À bien chercher, Jésus de Nazareth y prie, allongé sur ses nattes.


Tous les soleils sont injustes. Du berbère au phénicien, du romain au numide, du vandale à l’arabe, de l’ottoman au roumi. Soleils iniques. M comprend sa contradiction : puisque le pays puise son génie dans l'alliage entre les peuples, puisque le métissage est son fondamental patrimoine, puisque cela est, pourquoi garder le repentir d’y avoir apporté sa sève ? L’ombre est compère du soleil. L'alliage n'est pas l'alliance. Tous les soleils sont violeurs. Pied-noir, M doit pouvoir gouter tous les sucs et les sèves. Tous, sien compris...


Vvvvvvvvvvvv. Les cargos ancrés pleurent comme des baleines. Posés en rade, accrochés à l’encre bleue, certains navires hésitent à venir, à passer la passe. D’autres ne veulent plus quitter. Les hublots perplexes scrutent l’amphi livide tels des yeux ébahis.
 

Qu’y a-t-il derrière chaque cube blanc accroché à la colline ?
De la Casbah, M n’en revient pas.