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mercredi 17 août 2016

Une photo serait-elle toujours frustrante ?

Les yeux de la fille au chapeau rouge

M’est revenue en mémoire une récente soirée à l’excellent club-photo Révélateur de Boulogne-Billancourt. Un portrait d’un jeune modèle au chapeau rouge avait été commenté, et certains d’entre nous avaient regretté que le dit chapeau cache ses yeux, sans doute magnifiques : ils en étaient frustrés…

Toute photo serait-elle une privation ?

Une intuition me vint alors, me demandant si toute photo ne serait pas frustrante. Pire, si la frustration n’était pas l’essence même de la photo. Et cela tant pour l’auteur que pour le spectateur.
L’auteur n’est plus présent sur la scène où il a pressé le déclencheur. Cette scène qu’il a fixée est maintenant congédiée dans le passé. C’est donc une absence, la preuve du temps inexorablement fui, une nostalgie. Tout cliché est
donc pour lui un manque. De plus, en tant que technicien minutieux, il regrette toujours quelque chose de sa prise de vues : un cadrage trop lointain, un retard sur l’événement, l’absence de nuage ou un ciel trop gris. Au tirage, ne fallait-il pas forcer les contrastes ? Pousser l’accentuation ? Autant de questions qu’il avait fallu vite trancher, de décisions sur lesquelles il ne peut plus revenir : le voilà spolié de ne pas pouvoir le faire, frustré que le cliché ne soit pas meilleur encore (même s’il est le seul à en voir certains défauts).

Défaut…

Défaut aussi pour le spectateur, au sens de manque. Le spectateur, celui qui tient la photo entre ses doigts, comme une fine tranche de temps, observe la scène, la pénètre un peu, mais voilà…il n’y est pas. Fatalement ! Le spectateur regarde le sujet, le détaille, l’analyse… et plus il voudrait entrer dans la scène, plus elle lui manque. Parce que de toute façon, il en est absent : ni dedans, ni devant. Légère présence volatile sous ses yeux et entre ses doigts, mais privation contrainte. Le spectateur est ainsi assujetti à l’omission : l’essentiel lui échappe. Comment n’en serait-il pas frustré ? Cela me fait penser à José Arcadio Buendia, le personnage légendaire du roman « Cent ans de solitude », qui malgré mille astuces, se désespère de ne pouvoir piéger l’image de Dieu sur son daguerréotype. 
Et les grands photographes nous laissent souvent sur notre faim…
Grâce à Irving Penn, le beau regard de Picasso nous observe, mais il est loin ailleurs. Nous voyageons dans l’Amérique colorée de Stephen Shore, mais nous sommes là, sur notre canapé, entre quatre murs. Chante le gitan de Julien Clergue, mais nous n’entendons pas sa guitare.  Où est ce bonheur tout bleu et rouge fixé par J-H Lartigue ? Le relief sculpté des corps noirs de R. Mapplethorpe n’est pas pour nos caresses ! Et nous ne verrons jamais les yeux de la fille au chapeau rouge…

La douce émotion ressentie devant une bonne photo n’est-elle pas toujours celle d’un léger manque ?