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dimanche 26 février 2017

Le photomontage, est-ce encore de la photo ?


Lors de la dernière réunion de l’excellent club-photo « Révélateur » de Boulogne-Billancourt, il fut proposé à la sagacité de tous un photomontage. L’image montrait une femme qui perdait la tête, qui la perdait physiquement, puisqu’elle la lançait comme un ballon dans les airs de la pièce. Cette photo a été primée à notre concours interne sur le thème « Tête en l’air ».
Femme lançant sa "tête en l'air". Photo de Cédric Mauduit.
Une discussion s’engagea entre les membres du club. Certains en effet écartèrent cette image, arguant qu’il s’agissait d’un montage, d’un bidouillage qui selon eux n’est pas de la photo. D’autres répliquèrent que tout est permis, que seul le résultat compte. Chacun resta sur ses positions. Qui a raison ? Jusqu’où peut aller un post-traitement sans trahir Niepce et Daguerre ?

La valeur de la vérité vraie…


Pour les plus puristes, la prise de vue est déterminante. Et toute manipulation postérieure procéderait de la tromperie et mettrait en cause une qualité première de la photographie : figer la réalité. Admettrait-on de modifier la couleur des yeux et la longueur du nez sur une photo d’identité ? Ou de traficoter une prise de vue scientifique ? Il y a donc une valeur attribuée à un cliché lorsqu’il prétend reproduire le « vrai ». 
De même dans le domaine artistique : ce qui impressionne dans les instants décisifs fixés par Cartier-Bresson, c’est justement la captation de la réalité fugace d’un événement advenu. On y admire entre autres la patience de l’artiste, son adresse, sa célérité, toutes les qualités obligées chez un photographe qui veut saisir l’instant éphémère et authentique. Si on apprenait que cet homme volant à Saint-Lazare au-dessus d’une flaque était obtenu par découpage et collage, quelle désillusion !

 
Le baiser à l’Hôtel de Ville de Doisneau a perdu une part de sa valeur lorsqu’on a appris que la scène était posée, avec deux étudiants en théâtre rémunérés pour la jouer. Pareillement, la photo de Robert Capa « Mort d’un soldat républicain », considérée d’abord come ayant été prise à l’instant exact de la mort du soldat Borrell, s’est avérée après enquêtes très probablement posée.

 
Chacun se sent alors frustré et trompé par le cliché. Est-ce si grave puisque l’image est sublime et constitue un excellent symbole de ce que furent les terribles batailles de la guerre d’Espagne ? 
Sur un autre plan, une esthétique de l’image appliquée à certaines réalités du monde finit par les dénaturer. « Il y a des images trop belles pour être honnêtes » a dit Raymond Depardon à propos de la Photographie Éthiopie de S. Salgado (1985).


C’est quoi, la « réalité » ?


S’il est un métier qui fait foi de nous montrer des images aussi fidèles que possible des événements du monde, c’est bien celui de photojournaliste. Pourtant, il n’y a sans doute plus guère aujourd’hui de ces reporters pour prétendre que leurs clichés représentent la « réalité » de ce qu’ils ont vu. Tous savent que, même sans intention délictueuse, mille paramètres sont entrés par effraction dans le cliché pour le travestir. Le regard psycho-social du photographe, le choix de la scène, son approche, la catégorie de l’appareil, l’editing, l’angle de prise de vue, sa tonalité, son cadrage, les post-traitements… dramatiseront le tableau ou l’apaiseront, définiront jusqu’au sens du message. 
Sans parler de l’état mental du spectateur au moment où il regarde le cliché… Que voyez-vous sur cette image signée Laurence Chellali ?

 
Pire encore, de par son principe même, la photo n’est-elle pas un travestissement ? Selon Barthes, c’est « une image folle, frottée de réel »… Même si la photographie capte cette ponction du réel, en conserve une empreinte physique (alors que la peinture est une création ex nihilo), nous ne voyons certes pas en noir et blanc, nos deux yeux nous donnent la 3D alors qu’un cliché aplatit la monde, et rien n’est moins objectif qu’un objectif… 
Ceci n’est pas la tour Eiffel (ni une pipe). Essayez donc d’y monter…
Ceci n’est pas la tour Eiffel (ni une pipe)

 
PS : Plus haut, la photo de Laurence Chellali montrait un angle de murs. Et non pas un bas-ventre…

Argentique ou numérique ? Qu’est-ce que ça change ?


Et peu importe que le photographe travaille en argentique ou en numérique. Que l’impression lumineuse réagisse sur des molécules argentées ou calcule des signaux en binaire ne change rien à l’affaire, c’est toujours du codage. Photoshop donne bien sûr de grandes possibilités avec les traitements numériques. Mais du côté de l’argentique, le choix des films et des papiers, les caches lors de l’exposition, les redressements à l’agrandisseur, les procédés lumineux et chimiques (comme filtres, superpositions, trouées et découpages, solarisation…etc) permettent de travailler en profondeur le tirage jusqu’à travestir la prise de vue. 
Dans les deux cas, la « moulinette du développement » est bien présente, et la chimie pervertit l’image comme le fait un logiciel. 
Cette photo me montrant sous la lune est un montage réalisé dans les années 70 alors que j’étais étudiant (en phase mystique). L’astre était obtenu en posant sur le papier sensible une boîte de Cachou, et les craquelures en recouvrant le négatif d’une couche d’encre de Chine et en laissant sécher.
 
Il y a plus d’un demi-siècle, un tireur de Magnum prenait des notes pour tirer cette photo de James Dean …

Il y a 60 ans, le tireur de l’agence Magnum, Pablo Inrio,
prenait des notes pour tirer cette image de James Dean …

Tout photographe est donc menteur !


Commençons par distinguer grossièrement deux catégories de photographes : d’une part les gentils menteurs, de l’autre les gros menteurs… 
Le photographe amateur (éclairé bien sûr !) , lui, c’est un gentil menteur : il aime obtenir des images bien nettes sensées reproduire au mieux ce qu’il voit. Il adore redresser les perspectives, mettre au niveau les horizons, désaturer les couleurs pas naturelles… Il fait parfois poser des modèles dans des scènes, sans trop s’écarter d’un réalisme bon enfant. 
À l’opposé, parmi les « artistes » photographes, on ne compte plus les gros menteurs ! Il ne faut pas en effet s’attendre à ce que leurs figurations de notre monde soient réalistes, puisqu’elles sont justement réputées être créatives.

Man Ray et son violon d’Ingres (violon dingue ?) 
 
D’ailleurs, même si le « référent adhère », comme disait Barthes, pourquoi demanderait-on à la photographie ce qu’on n’exige pas des autres arts ? En peinture, ce qu’on aime dans les ciels de Van Gogh, c’est bien leur fantasmagorie. Rodin sculpte un Balzac de presque trois mètres qualifié en son temps de « masse informe ». Les lunes de Méliès sont truquées. Le théâtre use de décors. Et Rimbaud descend d’étranges fleuves impassibles. 
Alors… copier un oiseau volant prélevé sur une vieille image, et le coller sur un calque dans un ciel trop vide : why not ? Amateur un peu penaud, je l’avoue, c’est ce que j’ai fait dans cette image :

On comprend l’agacement du photographe chasseur d’images

Évidemment, un tel collage a de quoi énerver le photographe patient qui attend pendant des heures que son oiseau passe. Que son sujet se présente. Comme un chasseur, il est à l’affût, se place, épaule son arme, vise sans trembler, déclenche, fige l’instant vivant et l’emprisonne raide mort dans la mémoire SD ou dans les molécules d’Ag, comme dans une gibecière. Clic et Paf ! Comme disait Barthes : « Ça-a-été ». Ainsi, ce photographe-là, tel Dieu, a droit de vie et de mort sur ses proies, et ce pouvoir lui donne une jouissance qui dépasse sans doute les contentements des collages trop faciles. Qui n’a pas ressenti cette joie d’avoir capté et fixé un instant décisif ?

Trafiquer une image pourrait-il mieux montrer certaines « réalités » ?


Le photographe Jean-François Devillers a réalisé une série de photos sur Tchernobyl, un reportage. Voici ce qu’il disait de sa pratique dans un Réponses photo de 2013. 
« Sur place, lorsque je repérais un sujet, je multipliais les prises de vue, en variant les angles et en photographiant l’ensemble par fragments. Pour la composition des images, que je réalise avec une ancienne version de Photoshop Elements, je superpose les fichiers, jusqu’à 50 calques parfois. A partir de là, d’une part je module l’opacité de chacun d’eux et d’autre part j’assemble les fragments. Comme ils ne s’ajustent pas bien à cause des changements d’angle et des déformations optiques, j’obtiens l’effet recherché en jouant sur les différences d’opacité. Pour finir, je désature les images et procède aux réglages de base : niveau, contraste. A raison de plusieurs heures par image. » 

Les images réalisées donnent une impression forte de la gravité extrême de l’accident nucléaire, plus puissante sans doute qu’un simple cliché se voulant réaliste. 

Et ce pur montage de Gilbert Garçin nous parle avec force de la fragilité des couples et de leur délicate entente.

Vive la diversité des pratiques photographiques !


Pourquoi choisir ? Que chacun ait la pratique qui lui convient, et même plusieurs. Sans interdiction aucune, et sans ne jamais décréter devant un montage que cela n’est pas de la photo. 
Remarquons d’ailleurs qu’un photomontage visible « triche » paradoxalement moins qu’une photo prétendue réelle, puisqu’au moins la première avoue qu’il y a supercherie. Qui croirait que cette femme lance sa tête en l’air ? Qui se fierait à cette présence d’un tel oignon dans un couloir ? Alors qu’on pourrait facilement se méprendre sur un baiser fougueux à l’hôtel de ville…
 
Tout est question d’intention, et il n’y a sans doute aucune frontière tangible entre les productions des amateurs et celles des Artistes… Plus ou moins, le photographe est un constructeur de monde, et l’essentiel est qu’il parvienne à exprimer ce qu’il ressent, quels que soient les moyens mis en œuvre. De toute façon, la photo est une « déréalisation », «une réduction de la dynamique temporelle de la vie à l’espace physique de l’image » comme l’écrit Laurence Chellali sur photofolle.net 


Un détournement réalisé par Kathy Grove, le sens n’est plus le même… 
Comme l’écrit Jean-Christophe Béchet dans son livre « Petite philosophie pratique de la prise de vue photographique » (Creaphis Editions) : « Chaque photographe doit expliciter son rapport au réel. Je crois que le mot-clé c'est la “ distance ”.Le travail d'un photographe est intéressant quand il définit sa distance par rapport au réel. Certains se sentent bien lorsqu'ils collent au réel, lorsqu'ils sont au plus près de l'action et font du photojournalisme. À l'opposé d'autres photographes veulent se détacher le plus possible d'une réalité et créent des mises en scène, des décors, incrustations d'images pour reconstituer “ leur propre réel ”… Et entre ces deux points de vue extrêmes, il y a une palette de pratiques où chacun se bat avec un réel qu'il “domestique” plus ou moins… ».