Ce pataouète, fatras de tous les accents de la Méditerranée, doit être lâché sans articuler, en mâchant les consonnes avec des cacahuètes, en les gâchant d’un flou épais et brouillon, en ouvrant démesurément les voyelles, comme si les mots n’avaient d’importance que par leur barouf fanfaron, leur sens ne comptant guère. Y’a des tas de consonnes qu’elles seraient trop fatigues à prononcer : comme les L, les G, les V…
Oilà, ça veut dire voilà. Réar, ça veut dire regarde, et pour articuler capable sans passer la journée dessus, on dira capab’. De toute façon, une bonne tape dans le dos, ça suffit pour dire au copain qu’on l’aime bien, qu’on est simplement heureux avec les olives, les anchois, un verre d’anisette Limiñana et une poignée de bliblis...Penser ?
Et oilà ! Ici à Bab el-Oued, notre vie quotidienne se passe de vocabulaire précieux. Penser? Penser à quoi?... On croit vaguement en un Dieu vaporeux et barbu, sorte de papé installé sur son nuage à regarder passer les gens. Le rôle attribué à son bon Fils – celui qui croise les bras au dessus des lits matrimoniaux, le petit Jésus – est surtout de protéger la santé de la famille. Malgré qu’il est maigre comme un
estocafish ! Évidemment, il renaît à chaque Noël, veillant sur les étrennes des gosses ; c’est pas du genre à poser un lapin, hormis en peluche. Pour échapper à l’enfer éternel promis par le Saint-Paul et les pisse-froid du nord, il nous suffit de porter autour du cou la médaille de Notre-Dame d’Afrique, de penser aux pauvres, fût-ce les indigènes, et surtout de bien savoir par cœur son Notre-Père. Bien qu’on comprend rien à ces histoires d’offenses qu’on devrait pardonner. Le paradis ? On l’a déjà…
De toute façon, notre paradis, on l’a déjà ... Il est à cet endroit, même si ce n’est pas un en-droit, sur notre terre algérienne. Pour le voir ? Y a qu’à boire une orange du matin, écouter chanter la mer, regarder la peau de ma cousine, et plus… Succomber un peu à la tentation, ça fait quand même du bien. Et dans son paradis à Lui, purée de nouzôtres, c’est même pas sûr qu’y a des merguez. Penser à quoi ?... À notre présence sur ce sol ? Indue ou pas, on est là ! On ne sait plus qui a pris les tickets d'entrée, mais on y est. Quel aïeul affamé, encouragé par les discours officiels de la France, n’a acheté qu’un aller simple ? L’Histoire est têtue comme un bourricot, et ça nous arrange. Pour l’instant en tout cas !... Parce qu’après…
Un sacré sabir
Et dans notre pataouète, si tu regardes bien, tu peux entendre toute la géographie de nos histoires : un fond colossal de français de France à quoi tu rajoutes un bon tiers d’arabe kabyle, un gros tiers d’espagnol valencien, plus un piccolo tiers de ritalou, et encore juste un petit quart d’alsacien cuvée 1870. Un sacré sabir ! Ça déborde ? On exagère ? C’est pas grave !... C’est comme ça qu’on est !... Qu’on est né… Penser ? Oui, penser à notre petite vie quotidienne… Soleil et baignade, football et dominos, méchant labeur ouvrier, soirées en famille à taper la tchatche et à prendre le frais au balcon en attendant les nuées d’étoiles… C’est la simplicité primaire, littorale, de cette vie qui fait sa grandeur. Notre grande vie quotidienne… Qu’importe de saouar, pardon, de savoir que des étoiles sont déjà mortes, que nous tombons tous dans un gouffre noir, qu’en Algérie il y a des autochtones. Nous sommes de petites gens, nous n'avons pas la prétention de maîtriser ce monde. Des gens pour qui l’interdit majeur est la plainte, parce que le cadeau primordial, c’est la vie. Si t’as l’œuf, ponds-le ! Fé l’of… dix fois par jour on le répète, un tic. Notre éthique en quelque sorte. Et oui !... Les mots difficiles on les connaît aussi. C’est pas parce qu’on parle pataouète qu’on n'a oualou dans la tête ! C’est nous qu’on a enfanté Camus, Althusser, Derrida… tous des algérois. Eh oui, on fé le’z’of. On se Derride !
Comme l’a répété notre Camus, l’Histoire elle est un peu trop mala leche. Capito ?… Elle a le lait mauvais quoi. Des oursins qui piquent au fond. Alors le grand scandale serait de laisser filer une seconde sans sourire, pourquoi ce serait oublier l’orange, la lumière du Soleil sur la mer, les jambes de la cousine, et tutti quanti… Et manquer les étoiles filantes par-dessus le balcon.Un Grec à Bab-el-Oued
Dis, tu savais pas ?... À Bab-el-Oued, en bas la baseta, y’a un Grec qui habite là depuis longtemps, trèèèès longtemps. Y s’appelle Épicure. Ma parôle, sur ma vie je te jure : Épicure.