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dimanche 29 septembre 2019

Au nom de la terre, le film d'Édouard Bergeon

Un film autobiographique

Le genre n'est pas si fréquent. Il y en eut de célèbres : Pialat avec Nous ne vieillirons pas ensemble, Truffaut dans Les quatre-cents coups, Louis Malle dans Au revoir les enfants, Woody Allen, Fellini dans Amarcord… etc. Mais rarement ont été mis en scène des malheurs personnels, des drames plongés dans un contexte sociétal, comme ça avait été le cas avec Cyril Collard, ou comme le fait Au nom de la terre.


Un film hors du commun

De façon générale, un film ne se résume pas à un collage d'images et de sons, à ce qu'affiche l'écran, à ce que diffusent les haut-parleurs. Il y a toujours bien présent à notre esprit de spectateur, pendant et après la séance, ce que nous savons du contexte, du réalisateur, des acteurs… Il y a la toile, et ce qui est derrière la toile. Pour "Au nom de la terre", cette remarque bien évidente prend une dimension exceptionnelle. Parce que nous savons que le film rapporte des événements réels ayant gravement affecté le réalisateur Édouard Bergeon, et parce que lui, qui est donc derrière la caméra, est aussi là devant nous, sur l'écran. Comme il l'est dans notre conscience de son histoire réelle. Il vibre partout. Et avec quelle force !

La force des sentiments

La force du film vient donc du fait qu'Édouard Bergeon filme sa vie, sa propre vie ! Il filme les souffrances qui ont accompagné son adolescence comme ses moments de bonheur familial.
Peut-on imaginer l'émotion extrême qu'il a dû ressentir au tournage lorsqu'il a reconstitué certaines scènes, dramatiques ou pas, comme l'incendie, la déchéance du père, un Noël heureux, les meurtrissures chimiques de la scène finale. Cette émotion diffuse dans la salle, et on n'ose pas bouger avant la fin du générique, parce qu'on sait que ceci n'est pas
fictionnel, parce que la musique est superbe, et de peur que les larmes ne débordent.

Un film émouvant parce que sincère


Juste avant ce générique nous ont été montrées des petites vidéos Super 8 présentant le vrai père d'Édouard Bergeon filmé par des amis d'alors dans des scènes banales de sa vie. Ce Christian Bergeon était alors chauve, comme le réalisateur a choisi de grimer Guillaume Canet. Ce fait a été un peu moqué par certains critiques potaches qui sans doute n'ont pas saisi que ce lien physique entre le personnage de Canet et le paysan réel crée l'originalité du film, comme une corde tendue avec la véracité. La vérité vraie !... De même, ce sont les propres bottes de travail du père que porte Canet à l'écran. Ce film est ainsi un trésor de sincérité : les matchs de foot à la télé, les fêtes de village, les baignades dans un bassin bidouillé avec de la bâche, l'incendie de la ferme, la descente aux enfers du père accablé par le travail et les dettes, tout cela sent l'authenticité, la bonne foi. Et génère notre émotion. Réservé dans sa réalisation, Édouard Bergeon ne joue pas sur la corde mélo facile, c'est la justesse du propos qui fait le travail.

Des exploités agricoles


La force du film vient aussi bien sûr de son contexte social.
Ce qui est exposé n'est pas un fait divers, c'est le sort de millions de paysans ! Comment une société peut-elle ainsi détruire la vie de braves gens, en faire des exploités agricoles ? Les gros investissements fortement suggérés par les banques et les revendeurs de matériels divers piègent les agriculteurs comme le père du réalisateur, les poussent à aller toujours plus loin, à devenir entièrement dépendants d'un système à la manœuvre sur les marchés...
Voilà comment Christian a usé sa force de travail, sa santé, son moral, jusqu'à sa vie. Mais tout ceci est raconté sans aucun exposé didactique, toujours à hauteur d'homme. Édouard Bergeon décrypte
pour Monde-Le Mag : « Cela fait soixante ans que les agriculteurs inondent leurs champs de produits chimiques. Mais il ne faut pas les accabler, car on leur a demandé de faire comme ça. On leur a dit que c’était des “médicaments pour les plantes”, pour la sécurité alimentaire, pour produire mieux et plus, et que l’on ne pourrait pas nourrir le monde sans. Aujourd’hui, la terre se meurt, au moins un agriculteur se suicide chaque jour, les crises sanitaires se multiplient, mais la France reste championne de l’épandage, avec 70 000 tonnes par an. »
« Ce n’est qu’une fois le scénario écrit que j’ai compris le sens de l’acte de mon père, la portée politique de son suicide. Il aurait pu se pendre, mais il a choisi d’utiliser la chimie. » 

Si le film pouvait sensibiliser davantage aux gravissimes problèmes des travailleurs qui nous nourrissent, ce serait déjà un acte citoyen. Et sans vouloir opposer les critiques cinéma professionnels des champs avec ceux des villes, il faut malheureusement bien constater que les critiques les moins émues proviennent toujours de médias davantage visités à Paris, alors que toute la Province a très bien ressenti le film.


Ne pas oublier le titre

Au nom de la terre… Oui, c'est en son nom, par son amour que l'action se déroule. Devant nous, il y a la fin d'un certain monde agricole, celui qui élevait ses poules dans un poulailler, celui qui avait davantage les mains et l'esprit attachés au terroir et pas du tout encore les doigts à pianoter longtemps sur un clavier d'ordi ou de nourrissoire automatique. La confrontation entre ces deux mondes, le film nous la montre à travers les disputes avec le patriarche. Lui et son sens de la terre, du travail, de la propriété, de la famille, de l'hérédité… Des bêtes... Bravo au film de dépeindre aussi cela dans des scènes magistrales auxquelles Rufus apporte tout son talent.

Belles prestations des comédiens


Tous servent le film avec beaucoup de justesse, d'authenticité. Guillaume Canet a pris son rôle très à cœur, il l'a confié dès le début du tournage, et cela se sent à l'écran. Un prochain César pour lui serait mérité.
Mais il faudrait aussi récompenser tous les autres : Veerle Baetens dont le large éventail des jeux étonne.
Anthony Bajon qui campe le fils avec beaucoup de sensibilité.
Et donc Rufus, dont on connaissait bien la silhouette dégingandée, mais dont on redécouvre ici le visage expressif et marqué, campant de façon inouïe le père, vieux paysan obstiné, rugueux et sec comme peut l'être la terre.
Comme l'écrit Paris-Première, "La vérité qui émane de ce collectif vous hante longtemps après la sortie de la salle" .