Au Jeu de Paume à Paris, l'œuvre photographique de Dorothea Lange ( 1895-1965 ) est exposée jusqu'au 27 janvier 2019.
Dorothea Lange et la photo document
Lange étudie la photographie à la Clarence H. White School de New York.
Observant dans les rues de San Francisco les chômeurs sans-abri, influencée par ses contacts fréquents avec le groupe f / 64 ( * ), elle s'intéresse vite à la photo documentaire. Elle quitte alors son studio pour photographier les conditions dans lesquelles vivent les populations les plus atteintes par la grande dépression des années 1930.
Son travail novateur suscite l’attention de P.S. Taylor, professeur d’économie à Berkeley. Taylor va utiliser les photographies de Lange pour illustrer ses articles, avant que les deux ne travaillent ensemble à partir de 1935 au profit des agences instituées dans le cadre du New Deal.
Lange va fournir un nombre considérable de photos (130 000 négatifs) à la Farm Security
Administration, constituant ainsi de vastes archives témoignant de la crise dans le monde rural.
Les famines ravageaient en effet le pays et des milliers de petits agriculteurs durent quitter leurs terres à la recherche de travail dans d'autres plantations.
Lange va fournir un nombre considérable de photos (130 000 négatifs) à la Farm Security
Administration, constituant ainsi de vastes archives témoignant de la crise dans le monde rural.
Les famines ravageaient en effet le pays et des milliers de petits agriculteurs durent quitter leurs terres à la recherche de travail dans d'autres plantations.
Des photos-documents empreints d'une grande humanité
Lange ne photographiait pas ses sujets de manière impersonnelle. Au contraire, elle s'attachait à d'abord se présenter, à expliquer son travail, à échanger, finalement à nouer des relations d'empathie. Puis elle écrivait ses impressions.
Cette bienveillance apparaît dans ses clichés de manière flagrante, et c'est ce qui, en plus du témoignage social, leur donne un pouvoir émotionnel certain. "Redonner la parole, montrer les yeux, les visages, les mains : l’écrivain et le photographe partagent la même volonté de remettre l’être humain au centre. Non pas comme un chiffre, ni même comme une victime, mais comme une personne."La mère migrante
L'image la plus connue est celle de La mère migrante : cette femme ( Florence Owens Thompson, alors âgée de 32 ans et mère de 7 enfants ) devient la protagoniste d’une séquence d'images prises à Nipomo (Californie) en mars 1936. Après avoir récolté des betteraves à Imperial Valley, Florence et sa famille s'étaient rendues à Watsonville dans l'espoir de trouver du travail. Sur le chemin, la voiture était tombée en panne. Tandis que son mari et deux de ses enfants apportaient le radiateur à la ville pour réparation, elle installa un campement improvisé dans l'attente de leur retour.
D.Lange photographie, J.Steinbeck écrit
Dans les photos de Lange se retrouvent les représentations mentales qu'on a pu avoir en lisant Steinbeck. Côtoyant certains clichés, voici quelques pages choisies des Raisins de la colère… (Ed. Gallimard)
Extrait 1
– Camper, répondit-il. Pas question de dépenser ce qui nous reste tant que nous n'aurons pas de travail. Conduis-nous dans la campagne.
Tom démarra, et à travers les rues de la ville, ils se dirigèrent vers la campagne. Et près du pont, ils aperçurent un amas de tentes et de bicoques. Tom dit :
– On peut s'arrêter là. Voir ce qui se passe et où il y a du travail.
Il descendit un petit chemin en pente raide et se rangea au bord du camp. Le camp était aménagé sans ordre. Tentes, baraques, autos étaient disséminées au hasard. La première demeure avait un aspect invraisemblable. Trois plaques de tôle rouillée en constituaient la façade sud, un carré de tapis moisi tendu entre deux planches la façade est, un bout de papier goudron et un lambeau de toile déchiquetée la façade nord, et six vieux sacs la façade ouest. Au-dessus de cette armature carrée, sur des branches de saule non élaguées, on avait empilé, de l'herbe, non pas du chaume, mais des mottes de gazon en forme de pyramide. L'entrée, côté sacs, était encombrée d'ustensiles divers. Un bidon de pétrole de cinq gallons servait de poêle. Il était posé sur le flanc et était muni à une extrémité d'un bout de tuyau rouillé. Une vieille lessiveuse traînait à côté, en équilibre instable, et toute une série de caisses gisaient çà et là, caisses pour s'asseoir, caisses pour manger. Une antique Ford conduite intérieure série T et une remorque à deux roues étaient garées près de la bicoque ; l'ensemble avait un air minable et désolé.
Un peu plus loin se dressait une petite tente grise, délavée par les intempéries, mais montée avec beaucoup de soin. Les caisses étaient bien alignées devant la tente ; un bout de tuyau de poêle émergeait de l'entrée et sur le devant, la poussière avait été balayée et arrosée. Un plein baquet de lessive humide était posé sur une caisse. Le campement avait une allure soignée et rude. Un roadster Ford série A et une petite remorque improvisée pour le transport de la literie stationnaient contre la tente.
Extrait 2
Entrez, dit-elle. C'est de la chance que j'aie fait beaucoup de pains ce matin.
Tom, debout, regardait dans la maison. Man était forte, alourdie par les grossesses et le travail mais pas grosse. Elle portait une robe-sarrau très lâche faite d'un drap gris où il y avait eu autrefois des fleurs en couleur, mais la couleur avait déteint, de sorte que les motifs de fleurs n'étaient plus que d'un gris un peu plus pâle que le fond. La robe lui descendait aux chevilles, et ses grands pieds forts et nus se mouvaient rapidement et adroitement sur le plancher. Ses cheveux clairsemés, gris acier, étaient noués en un maigre chignon derrière la tête. Ses bras vigoureux, marqués de taches de son, étaient nus jusqu'aux coudes et ses mains courtes et délicates ressemblaient aux mains d'une petite fille grassouillette. Elle regardait dans le soleil. Nulle mollesse dans sa figure pleine, mais de la fermeté et de la bonté. Ses yeux noisette semblaient avoir connu toutes les tragédies possibles et avoir gravi, comme autant de marches, la peine et la souffrance jusqu'aux régions élevées du calme et de la compréhension surhumaine.
Elle semblait connaître, accepter, accueillir avec joie son rôle de citadelle de sa famille, de refuge inexpugnable. Et comme le vieux Tom et les enfants ne pouvaient connaître la souffrance ou la peur que si elle-même admettait cette souffrance et cette peur, elle s'était accoutumée à refuser de les admettre. Et comme, lorsqu'il arrivait quelque chose d'heureux ils la regardaient pour voir si la joie entrait en elle, elle avait pris l'habitude de rire même sans motifs suffisants. Mais, préférable à la joie, était le calme. Le sang-froid est chose sur laquelle on peut compter. Et de sa grande et humble position dans la famille, elle avait pris de la dignité et une beauté pure et calme. Guérisseuse, ses mains avaient acquis la sûreté, la fraîcheur et la tranquillité ; arbitre, elle était devenue aussi distante, aussi infaillible qu'une déesse. Elle semblait avoir conscience que si elle vacillait, la famille entière tremblerait, et que si un jour elle défaillait ou désespérait sérieusement, toute la famille s'écroulerait, toute sa volonté de fonctionner disparaîtrait.
Elle semblait connaître, accepter, accueillir avec joie son rôle de citadelle de sa famille, de refuge inexpugnable. Et comme le vieux Tom et les enfants ne pouvaient connaître la souffrance ou la peur que si elle-même admettait cette souffrance et cette peur, elle s'était accoutumée à refuser de les admettre. Et comme, lorsqu'il arrivait quelque chose d'heureux ils la regardaient pour voir si la joie entrait en elle, elle avait pris l'habitude de rire même sans motifs suffisants. Mais, préférable à la joie, était le calme. Le sang-froid est chose sur laquelle on peut compter. Et de sa grande et humble position dans la famille, elle avait pris de la dignité et une beauté pure et calme. Guérisseuse, ses mains avaient acquis la sûreté, la fraîcheur et la tranquillité ; arbitre, elle était devenue aussi distante, aussi infaillible qu'une déesse. Elle semblait avoir conscience que si elle vacillait, la famille entière tremblerait, et que si un jour elle défaillait ou désespérait sérieusement, toute la famille s'écroulerait, toute sa volonté de fonctionner disparaîtrait.
Elle regarda dans la cour ensoleillée la sombre silhouette de l'homme. Pa se tenait tout près, frémissant d'impatience.
– Entrez, dit-elle. Entrez, monsieur.
Extrait 3
Elles s'installèrent sur le siège et les autres s'empilèrent en haut des caisses.
Connie et Rose de Saron, Pa et l'oncle John, Ruthie et Winfield, Tom et le pasteur. Noah resté par terre regardait tout ce tas de gens perché sur le camion.
Connie et Rose de Saron, Pa et l'oncle John, Ruthie et Winfield, Tom et le pasteur. Noah resté par terre regardait tout ce tas de gens perché sur le camion.
Al faisait le tour, vérifiait les ressorts.
– Nom de Dieu, dit-il, ces ressorts sont complètement à plat. Heureusement que j'ai rajouté une lame de soutien.
– Et les chiens, Pa ? fit Noah.
– J'ai oublié les chiens, dit Pa.
Il siffla de toutes ses forces et un des chiens arriva en bondissant, mais un seul. Noah l'attrapa et le lança au haut du camion où il s'assit, figé et tremblant de vertige.
– Faut laisser les deux autres.
Pa cria :
– Muley, tu voudras t'occuper d'eux ? Veiller à ce qu'ils ne meurent pas de faim ?
– Oui, dit Muley, j' serai content d'avoir deux chiens. Oui ! J' les prends.
– Prends les poulets aussi, dit Pa.
Al s'installa au volant. Le démarreur vrombit, s'enclencha et s'arrêta, puis se remit à vrombir. Ensuite ce fut le ronflement des six cylindres et un nuage de fumée bleue s'éleva de l'arrière.
– Salut, Muley, cria-t-il.
Et la famille cria :
– Adieu, Muley.
Al passa en première et embraya. Le camion tressaillit et péniblement traversa la cour. Al passa sa seconde vitesse. Ils gravirent la petite côte et la poussière rouge s'éleva derrière eux.
Man essaya de regarder derrière elle, mais la masse du camion lui bouchait la vue. Elle redressa la tête et fixa ses regards droit devant elle sur le chemin de terre. Et une grande lassitude lui emplit les yeux.
Tous ceux qui étaient au sommet du camion se retournèrent. Ils virent la maison et la grange et une petite fumée qui s'élevait encore de la cheminée. Ils virent les fenêtres qui s'embrasaient aux premiers rayons du soleil. Ils virent dans la cour Muley debout, solitaire, qui les suivait des yeux. Puis la colline leur barra la vue. Les champs de coton bordaient la route. Et le camion avançait lentement dans la poussière vers la grand-route, vers l'Ouest.
Lettre de John Steinbeck à Dorothea Lange ( 3 juillet 1965 )
« Chère Dorothea, Merci de m'avoir envoyé la photo. Rien n'a jamais été photographié qui illustre si bien cette période, une période étrange, mais certainement pas plus paradoxale que l'actuelle. Nous avons vécu la plus formidable de toutes les époques. Si l'on posait la question, si l'on pouvait faire un choix entre toutes les époques, celle où l'on choisirait avoir vécu, je répondrais certainement: dans le présent. Bien entendu, nous ne savons pas ce qui en résultera. Personne ne le saura jamais. Ce n'est que dans les romans que l'histoire a une fin; c'est pourquoi j'ai veillé à ce qu'elle n'ait jamais de fin dans mes romans. En mon temps, il y a eu des êtres d'exception. J'ai eu le privilège d'en connaître quelques-uns et vous êtes assurément de ces géants. Et si mes prières vous sont acquises, même si je ne suis pas croyant, c'est parce que Dieu n'est pas à l'origine des prières — ce sont les prières qui ont créé les Dieux — et les ont aussi laissés à leur place. Soyez bénie ! Et merci encore de vous en être souvenue. Affectueusement, John Steinbeck
Comme j'aurais aimé pouvoir le faire aussi courageusement que vous.»
Les photos de Dorothea Lange et les pages de Steinbeck
comme témoignage sensible de cette période de l'histoire.
(*) Le groupe f / 64 a été fondé en Californie dans les années 30 sous l’influence d'Edward Weston. Il encourageait la pratique de la photographie pure, sans intervention, par opposition au pictorialisme. La proposition photographique figure dans le nom même du groupe: f/64 est le diaphragme le plus fermé de la plupart des objectifs des appareils grand format utilisés par les membres de ce groupe, ce qui donne une image d'une profondeur de champ maximale.