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mardi 25 avril 2017

Cartas da guerra (Lettres de la guerre), le film

Le cul de Judas

António Lobo Antunes
À la 60ème page de son roman « Le cul de Judas », l’écrivain portugais António Lobo Antunes évoque le mal-être suscité en lui par le silence qui a succédé à la guerre d’Angola et à la décolonisation : «Pourquoi diable est-ce que personne ne parle de ce sujet ? Je commence à penser que ce million cinq cent mille hommes passés par l'Afrique n'a jamais existé et que j’écris un mauvais roman, une histoire impossible à croire ». C’est le deuxième livre du jeune écrivain, psychanalyste et médecin, qui avait été envoyé en Angola faire la guerre coloniale. Publié en 1979, « Le cul de Judas » fait irruption de façon inattendue au Portugal, alors que le pays d’après la révolution des œillets (1974) garde le silence sur les blessures de cette guerre africaine à laquelle le nouveau régime vient de mettre un terme. (d'après l'article du journal portugais Expresso)

Des lettres magnifiques


Aujourd’hui en 2017, 37 ans plus tard, la tragédie de la guerre est la source et l'inspiration du film de Ivo M. Ferreira intitulé « Lettres de la guerre », « Cartas da guerra ». 

Des lettres magnifiques qu’a écrites le jeune António à
son épouse Maria sans penser qu'un jour elles viendraient à être lues par quelqu'un d'autre. Des lettres écrites quotidiennement dans l’intimité de la correspondance amoureuse, et cela durant plus de deux années, celles de son service militaire en Angola. Maria était enceinte à son départ en 1971, il l’avait épousée quelques mois plus tôt. Ces lettres lues tout au long du film par une voix off d’une grande sensibilité, comme un fil conducteur qui en tisse le discours.

Douceur et barbarie


Toute l’originalité, je dirais la grâce du film, tient dans cette forme particulière opposant d’une part douceur, poésie et espoir exprimés par les lettres d’amour et d’autre part rudesse et profonde déprime des soldats en guerre. La délicatesse des sentiments face à l’insensibilité belliciste. Suavité de la voix et bestialité des exactions. Velouté de la bande-son et cruauté des images.
 

La photographie en noir et blanc a une beauté oppressante et picturale. Le sang n’est pas rouge, l’Afrique est ténébreuse, le vert des treillis est aussi gris que l’ennui des soldats. Parce que leur temps est surtout fait d’attente, de frustration, de dégoût. Pas ici d’héroïsme à l’américaine. La violence guerrière n’apparaît que de loin, comme en filigrane, et cette sobriété donne d’autant plus de force au propos. L’horreur est telle qu’elle en est inexprimable. Spectateur, on distingue soudain une brève scène de torture, ou dans un village incendié on devine une pile d’oreilles découpées près des cadavres noirs, loin dans un champ on aperçoit des exécutions sommaires. Le cinéaste n’insiste pas, c’est inutile, on a bien compris les abominations sous-jacentes. De même que les lettres d’António se taisent avec tact sur cet indicible des exactions. Un jour, n’y tenant plus, António écrira à sa femme « Pardonne-moi ».

Jusqu’à la folie


Une des réussites majeures du film est de montrer comment la folie guette ces soldats. Des jours, des mois, des années à survivre dans l’horreur du sang et le néant de l’ennui, dans l’absurde et l’injustice de cette guerre… Alors le mental s’altère et la vraie folie n’est pas loin. Un soldat part se perdre nu dans la forêt, un autre panique pour un briquet perdu, certains abattent des chiens errants, tous sont au bord extrême de la compulsion maladive. Des insectes désaxés. Quant à António, il devient taiseux, il ne se reconnaît plus. Et l’écriture quotidienne de ses lettres à Maria semble tourner peu à peu à l’obsession psychotique tant il doit s’accrocher à cet amour pour survivre. Même si les mois qui passent finissent par le priver de toute substance. 

« Mon amour chéri, te souviendras-tu de moi ?... Même moi parfois je n’y arrive pas» « Meu querido amor, ainda te lembrarás de mim ? As vezes, nem eu lembro-me de eu próprio »
«Adoro-te, até o fim do mundo»


Au cinéma, où est la guerre d’Algérie ?


En France, plus de 50 années après, l’évocation de la guerre d’Algérie est rare, jamais facile. L’actualité récente a montré combien la parole ne s’est pas apaisée. 

Au cinéma, si de nombreux films ont la guerre d’Algérie pour toile de fond, peu la traitent en tant que sujet central. À l'exception de Jean-Luc Godard (Le Petit Soldat, interdit jusqu'en 1963), deux films apparaissent en 1966, mais signés par des cinéastes non français : La Bataille d'Alger (produit par l'un des chefs militaires du FLN à Alger, Yacef Saadi, réalisé par Gillo Pontecorvo) et Le Vent des Aurès (de l’algérien Mohammed Lakhdar-Hamina). Seuls trois films notables de réalisateurs français paraissent ensuite : Avoir vingt ans dans les Aurès, de René Vautier en 1971, L'Honneur d'un capitaine de Pierre Schoendoerffer, en 1982, Cher frangin en 1989 (c’est le plus proche de Cartas da guerra : deux frères sont séparés par la guerre. L’aîné doit partir se battre, et raconte l'horreur au quotidien à son petit frère de 10 ans).
Peut-être un cinéaste français suivra-t-il les pas talentueux de Ivo M. Ferreira… et rompra-t-il ce relatif silence sur le rôle et les souffrances du contingent français en Algérie.